Le texte de Rm 6 met l’accent sur le fait que le baptême chrétien est participation à la mort-résurrection du Christ. Louis-Marie Chauvet propose ici de mettre aussi l’accent sur le rapport du baptême chrétien avec le récit du baptême de Jésus.
Cet article est paru dans Les dossiers de la Bible, n° 86, Janvier 2001, ces Dossiers étant édités par le Service Biblique Évangile et Vie.
Baptisés en Jésus Christ
Par Louis-Marie Chauvet
“Ignorez-vous que nous tous, baptisés en Jésus Christ, c’est en sa mort que nous avons été baptisés ? “Quand il s’agit de comprendre le baptême chrétien, les mots de St Paul (Romains 6,3-5) viennent souvent à la mémoire. Ils sont essentiels. Cependant ne vaudrait-il pas la peine de mettre aussi l’accent sur le rapport avec le récit du baptême de Jésus ?
Ils ne sont pas nombreux les épisodes communs aux quatre évangélistes. Le baptême de Jésus fait partie de ceux-là. Certes les quatre versions divergent mais elles soulignent, chacune à leur manière, la distance qui sépare Jésus et le Baptiste. Or cette distance n’a d’intérêt qu’en raison de leur proximité.
Jésus et Jean Baptiste
Le baptême chrétien se comprend, via le baptême de Jésus lui-même, dans le sillage du baptême de Jean dont il hérite et se sépare. Il en hérite dans sa forme et dans son contenu.
– Dans la forme d’abord, car il ne s’agit plus d’un rite réitérable, voire quotidien (cf. p. 15), mais d’un véritable “rite de passage” par lequel on “meurt” symboliquement à sa première identité pour en acquérir une nouvelle ; en outre, le fait d’être plongé par un autre au lieu de se baigner soi-même crée une relation étroite entre le baptisé et le baptiseur.
– Quant au contenu, les deux types de baptêmes se font, d’une part, en référence avec la proximité eschatologique du Règne de Dieu, qui justifie aussi bien chez Jésus que chez Jean l’appel pressant à la conversion, et d’autre part, dans une perspective universaliste très nette.
Cette ouverture à l’universel, présente chez certains prophètes et, à l’époque, chez certains pharisiens, est radicalisée par le Baptiste, lequel propose le baptême de conversion même à ceux que le judaïsme orthodoxe déclare impurs. Jésus ne fera qu’accentuer le message de celui dont il a très probablement été, au début, le disciple, soulignant qu’il n’est pas venu pour appeler les justes, mais les pécheurs (Mc 2,17). Chez tous deux, c’est bien le pardon des péchés qui est visé.
Le baptême chrétien n’en diffère pas moins profondément de celui de Jean. La conversion qu’il suppose ne requiert pas le passage par le désert ni l’ascétisme qui fut celui de Jean. Par ailleurs et surtout, le Règne de Dieu n’est pas seulement à venir, fût-ce de manière imminente : il est déjà là en la personne même de Jésus. C’est lui, Jésus, qui est le Sauveur. L’important, pour les chrétiens, ne sera pas le baptiseur – qu’importe qu’il s’appelle Paul, Apollos ou Céphas (cf. 1 Corinthiens 1,12-17) –, mais celui au nom duquel il baptise : Christ lui-même. Ce n’est pas le baptême comme tel qui sauve, mais bien le Christ crucifié et ressuscité. Et les évangiles prennent soin de dire que Jean orientait le regard vers “Celui qui doit venir” et qui baptisera dans l’Esprit. Le Baptiste n’était que le “Précurseur” du seul Sauveur.
Un récit fondateur ?
Il n’est donc pas étonnant que le baptême ait son aboutissement dans une théophanie. À travers la reconnaissance solennelle, par la voix divine, de Jésus comme “le Fils” et la descente de l’Esprit, le récit ne vise pas seulement à marquer l’importance de ce moment comme investiture messianique, mais aussi, semble-t-il, à fonder déjà le baptême chrétien. Le mouvement, bien souligné par Marc, de Jésus qui “remonte” de l’eau pour recevoir aussitôt l’Esprit pourrait évoquer le rite pratiqué par les communautés chrétiennes.
Si cette hypothèse est exacte, cela revient à dire qu’un tel récit aurait pu jouer par rapport au baptême chrétien un rôle analogue à celui de la dernière Cène par rapport à l’eucharistie de l’Église. On sait en effet que le récit de la Cène nous est livré, dans les synoptiques et en 1 Co 11, selon une version déjà polie par l’usage liturgique des premières communautés. Il a été véritablement structurant pour l’eucharistie chrétienne, puisque celle-ci s’est articulée autour des quatre verbes qui y décrivent l’action du Seigneur : “prendre” (cf. la présentation des dons) ; “prononcer la bénédiction” (cf. la prière eucharistique) ; “rompre” (cf. la fraction du pain) ; “donner” (cf. la communion). Récit fondateur donc, récit instituant, récit “de l’institution”, précisément…
Certes, le récit du baptême de Jésus n’a jamais été aussi structurant pour la pratique baptismale que celui de la Cène pour l’eucharistie : Paul ne s’y réfère jamais, par exemple. Mais sa portée pourrait être analogue. Les Églises orientales ont fondé la pratique du baptême chrétien beaucoup plus sur ce récit que sur l’ordre du Ressuscité selon Mt 28. En baptisant (comme en faisant l’eucharistie), il s’agit moins d’obéir à un ordre que de refaire symboliquement (“sacramentellement”) l’itinéraire pascal du Maître. On doit comprendre en ce sens l’allusion faite par Jésus à son “baptême” dans sa propre mort : Pouvez-vous boire la coupe que je vais boire ou être baptisés du baptême dont je vais être baptisé ? (Mc 10,38).
Tout comme le récit de la Cène, même si c’est à un moindre degré, le récit du baptême de Jésus est “fondateur”. Il fonde en racontant. Cela rappelle que la théologie chrétienne est fondamentalement narrative. Elle l’est parce que la Vérité qu’elle confesse n’est pas une idée – fût-elle la plus sublime idée de Dieu – mais Quelqu’un, et que ce Quelqu’un, confessé comme “Christ de Dieu”, n’est pas le fruit d’une projection mythique, mais une réalité historique ; une réalité que l’on ne peut atteindre qu’en la racontant.
Le rapport à la Pâque du Christ
C’est bien ainsi que l’Église a compris les choses. Le rite d’eau est une “plongée” (baptizein = plonger) dans ce que l’eau baptismale “raconte”. En effet, cette eau raconte ! Comme le montre la prière de bénédiction, elle raconte les hauts faits de Dieu en faveur des hommes via Israël, depuis les eaux primordiales de la création déjà fécondées par l’Esprit pour qu’en jaillisse la vie jusqu’à l’eau jaillie du flanc du Christ endormi sur la croix, source de la vie nouvelle, en passant par les eaux du déluge, de la Mer Rouge, du Jourdain. Dans un va et vient entre Ancien et Nouveau Testament, on sait combien les Pères de l’Église ont aimé faire parler “typologiquement” ces moments majeurs de “l’histoire du salut”.
L’eau baptismale, fécondée par l’Esprit, n’est pas autre chose que la Parole de Dieu elle-même : accomplies “selon les Écritures”, la mort et la résurrection de Jésus sont présentées en “sacrement”, sous “mode visible” dirait St Augustin. La symbolique du baptême n’est pas celle d’une aspersion lustrale en vue d’une purification, mais bien celle d’un rite de passage décisif. Passage d’une première personnalité à une nouvelle par plongée dans un élément où, faute d’air, l’être humain ne peut vivre. Passage interprété par Paul comme participation “en figure” à la mort et à la résurrection du Christ (Rm 6,1-14) ou comme arrachement au vieil homme et accès à l’homme nouveau (Col 3, 9-10).
Si importante est l’idée de cette Pâques/passage avec le Christ qu’on l’a visibilisée par toute une mise en scène rituelle, diverse selon les Églises, mais partout présente :
- renonciation / profession de foi ;
- dépouillement / revêtement ;
- rejet de “Satan” vers l’Occident / adhésion au Christ vers l’Orient ;
- descente dans la piscine baptismale par un côté / remontée par l’autre côté ;
- triple immersion / émersion…
À travers cette mise en scène rituelle, il est manifeste qu’on ne devient chrétien qu’en étant plongé dans ce pour quoi, “selon les Écritures”, Christ est mort et ressuscité. Simplement, parce qu’elle est de l’ordre de la ritualité, la liturgie ne raconte pas le chemin pascal du Christ par mode de discours, mais par mode d’action symbolique.
Ajoutons enfin que, dans toutes les traditions ecclésiales, le rite de la plongée dans l’eau est mis en rapport avec le don de l’Esprit. La Pâque du Christ est liée à la Pentecôte. Sous la forme de la naissance de l’Église, la Pentecôte est la première expression de la participation de l’humanité à la force ressuscitante de Jésus, et cela par l’Esprit.
Ce lien à l’Esprit apparaît dans les récits du baptême de Jésus mais aussi dans tous les passages du livre des Actes qui parlent du baptême : Ac 2,38 ; 8,15-17; 10,44-48 etc. On le retrouve dans la littérature johannique (ainsi l’eau y figure l’Esprit en Jn 3,5-8) ou chez Paul (1 Co 12,13). L’ensemble des Églises, aussi bien en Occident qu’en Orient, ont pratiqué le baptême en le référant explicitement à l’Esprit. On peut relever deux symptômes significatifs.
- D’une part, même lorsque le rite rapporté au don de l’Esprit commencera à se détacher du baptême en Occident on n’envisagera jamais sérieusement que le baptême puisse sanctifier sans l’Esprit ; la bénédiction de l’eau baptismale avec “épiclèse” est aussi traditionnelle en Occident qu’en Orient.
- D’autre part, même lorsque la “confirmation” (terme qui apparaît en Gaule à la fin du Ve s.) sera séparée du baptême, on tendra à conserver l’onction post-baptismale avec le “saint chrême”.
Bref, pour le dire en termes théologiques contemporains, il n’y a pas plus de raison d’effectuer un baptême qu’une eucharistie sans épiclèse.
Sans remettre en cause l’importance du texte de Romains 6, on gagnerait donc à accentuer la référence au récit du baptême de Jésus. D’une part on réenracinerait le rite baptismal dans un récit, d’autre part, on y percevrait d’emblée que le baptême est par excellence, selon l’expression de Tertullien, le sacrement de la Trinité et que son lien avec l’Esprit-Saint est fondamental.
SBEV. Louis-Marie Chauvet