Dans cet ancien article paru dans la presse laïque autour des années 2000[1], Louis-Marie Chauvet décrit le christianisme comme religion de la tension ou de l’écart et montre qu’il s’agit souvent de tenir les deux bouts d’une chaîne !
Le journal signalait deux livres de LMC : Les Sacrements, parole de Dieu au risque du corps (Ed de l’atelier, 1993) ; Guide du baptême (écrit avec Jean-Marie Humeau, Ed de l’atelier, 1998). D’autres livres sont parus depuis.
DES SACREMENTS,
pour quoi faire ?
Par Louis-Marie Chauvet
En privilégiant l’Esprit, Jésus se démarque de ceux qui réduisent la foi à un rituel.
L’Église a pourtant conservé une importante liturgie.
Pourquoi les chrétiens doivent-ils recevoir des sacrements (baptême, communion, confession…) alors que, selon la parole de Jésus à la Samaritaine, c’est « en esprit et en vérité » qu’il faut adorer Dieu (Jean, 4) ? N’y a-t-il pas contradiction ? Pourquoi ne pas se contenter d’adorer Dieu dans le secret de son cœur et de méditer silencieusement sa parole dans la Bible ? Que vient donc faire l’appareil compliqué, voire l’apparat sophistiqué, du culte liturgique que propose l’Église catholique ?
Il ne suffit pas de répondre qu’il n’y a pas de religion sans rites, donc sans rassemblements festifs qui permettent aux adeptes de vivifier leur sentiment d’appartenance et aux autorités de renforcer, par sacralisation, la légitimité de leur pouvoir. Il ne suffit pas non plus de rappeler que le christianisme, né du judaïsme, a emprunté à celui-ci nombre de ses rites, tels la fraction du pain (devenue l’eucharistie) ou encore le baptême, qui était pratiqué dans certains courants juifs contestataires comme celui des baptistes. Ces explications sociologiques et historiques sont certes pertinentes, mais insuffisantes.
Entre le culte intérieur du cœur et le culte extérieur de la liturgie existe, selon l’Église, non une contradiction, mais une inconfortable tension. Il semble bien d’ailleurs que le christianisme soit la religion de la tension ou de l’écart : écart entre son côté monothéiste (aussi farouche que le monothéisme du judaïsme ou de l’islam) et son côté trinitaire, qui en fait un monothéisme ouvert (Dieu tellement ouvert sur le monde, au point de s’y incarner, qu’il ne peut être qu’ouvert en lui-même) ; écart entre la pleine divinité de Jésus et sa non moins pleine humanité ; écart entre les deux Testaments qui forment la Bible chrétienne ; écart entre la lettre de cette Bible et la Parole de Dieu, qui n’advient en elle que moyennant interprétation et actualisation ; écart entre les quatre Évangiles qui, comme constructions théologiques des premières communautés chrétiennes, témoignent diversement de Jésus et même parfois de manière apparemment contradictoire ; écart entre l’Esprit-Saint qui fait l’Église dans sa visibilité historique et institutionnelle à la Pentecôte et ce même Esprit-Saint qui, « soufflant où il veut » (Jean 3), conteste cette même Église et la déborde de toutes parts, etc.. Rien donc, n’est simple dans le christianisme, ce pourquoi Marcel Gauchet a probablement raison de voir en lui « la religion de l’interprétation ».
La question du culte et des sacrements n’est pas plus simple que le reste. D’un côté le christianisme ne cesse de rappeler, dans le sillage des prophètes bibliques, que ce qui compte pour Dieu n’est pas le culte comme tel, mais la pratique de la justice et de la miséricorde. Au soir de leur vie, les hommes seront jugés non pas sur le nombre de fois où ils sont allés à la messe, mais sur leur action en faveur des exclus ou des pauvres, car « ce que vous avez fait au plus petit de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Matthieu, 25). Pourtant, cet engagement concret de vie ne dispense pas du culte rituel. Pourquoi ? Parce que ce qui fait le caractère proprement chrétien de l’engagement éthique, ce n’est pas son degré de générosité, mais le fait qu’il est vécu comme une réponse à un engagement premier de Dieu. Et c’est précisément dans les sacrements, notamment dans la communion eucharistique, que les croyants reçoivent le don de Dieu. Sans référence à l’objectivité de l’institution Église des sacrements, le chrétien serait une sorte de mollusque, sans ossature ; mais sans engagement éthique au service des plus pauvres, il serait une ossature sans chair vive, autrement dit un cadavre. Il s’agit donc, du point de vue de l’Église, de tenir les deux bouts de la chaîne. Cela ne va pas sans difficulté ; on peut même avoir parfois l’impression douloureuse de devoir faire le grand écart.
[1] Note de publication. Il semblerait que l’article soit paru dans le Nouvel Observateur.